d’après le film d’Agnès Varda, Daguerréotypes, 1975, video youtube
Léonce avait quitté sa province pour monter à Paris et travailler avec son oncle parfumeur. L’oncle était mort et avait laissé sa boutique aux bons soins de Léonce. J’aimais bien entrer dans la boutique pour m’enivrer de toutes ces odeurs, jusqu’à m’évanouir. Léonce était jeune, séduisant. Il chantait, il riait, il était presque heureux mais il lui manquait une femme. Alors Léonce avait croisé Marcelle lors du bal du 14 juillet, place Denfert. Elle était d’origine bretonne et travaillait dans une maison bourgeoise de la rue. Il fallait à Léonce une compagnie, une femme pour l’aider à tenir les comptes et nettoyer la boutique. Marcelle était belle avec son beau port de tête et ses longs cheveux noirs mais elle était usée par des travaux trop durs. Ils n’avaient jamais eu d’enfants. Marcelle avait passé le reste de ses jours d’une chaise à l’autre, de la chaise à la porte qui n’avait pas de sonnette, pour voir, pour surveiller. Monsieur René venait chercher sa brillantine à la boutique. Il en usait beaucoup. Je ramenais quelquefois un bidon de laque pour ma mère. Elle était de mauvaise qualité mais ma mère disait : « il faut bien qu’ils vivent… ». Les étagères regorgeaient de fioles en tout genre et de toute grandeur. Mais Léonce savait : violette, rose, poudre de riz, il fabriquait, il mélangeait, il sentait, rajoutait un peu de ci ou de ça. Il avait ses recettes. Pendant plus de 20 ans, ni la devanture ni les meubles n’avaient changé, ni les gestes assurés de Léonce, ni le regard fatigué de Marcelle, ni le nombre de pas entre la chaise et la porte, ni la couleur de ses cheveux, résultat d’une teinture maison à base de cirage noir, ni la raie au milieu à la Rudolph Valentino de Monsieur René.